Pire que le burn out, il y a le bore out , l’ennui au travail : Audrey Chabal, journaliste
Les conséquences sont les mêmes, la souffrance jusqu’à
la dépression grave. Mais pour les victimes, il est difficile de cerner
le problème, voire d’en parler : la honte les pousse au silence,
jusqu’à l’explosion.
Se lever, rejoindre le coin cuisine, mettre l’eau à bouillir, laver
sa tasse, choisir méticuleusement son sachet de thé, l’ouvrir, l’insérer
dans la tasse, verser l’eau frémissante. Regarder l’infusion opérer.
Puis revenir à son bureau. Total, 12 minutes et 45 secondes. Presque
treize minutes à faire quelque chose ! Et puis ? Et puis, rien. Jusqu’à
18 heures pétantes. L’heure précise de la délivrance.
Une journée de boulot classique pour Clémence (à la demande des
personnes ayant accepté de témoigner, leurs prénoms ont été changés).
Elle est infographiste dans une imprimerie familiale depuis près de six
ans. En CDI. Et elle s’ennuie. Depuis l’été 2013, la jeune femme a vu
les carnets de commandes se vider et ses journées se transformer en un
insupportable goutte à goutte.
« Je travaille une ou deux heures par jour. Trois heures
si j’ai de la chance, mais je suis à l’imprimerie durant huit longues
heures. J’en arrive à espérer la fermeture de la boîte afin d’obtenir un
licenciement économique et arrêter de perdre mon temps. »
Clémence a envisagé la démission, mais n’ayant aucune piste, elle ne
peut se le permettre. Alors elle attend. L’ennui au travail est un sujet
tabou en ces temps d’explosion des
chiffres du chômage
qui touchait 10,4% de la population active fin 2014. Et certains
seraient employés et payés à ne rien faire ? Gabegie ! Et pourtant…
Le silence, jusqu’à l’explosion
Quand il est subi, structurel, voire lorsqu’il s’assimile à une mise
au placard, l’ennui se mue en souffrance et peut provoquer des
pathologies mentales et physiques, comme l’indique
« Bored to death »,
un article publié dans l’International Journal of Epidemiology d’Oxford
en 2010. Ses auteurs montrent que les sujets s’ennuyant au travail ont
presque trois fois plus de chance que les autres de contracter des
maladies cardiovasculaires. Pour Clémence, il s’agit d’abord d’une
« fatigue psychologique, une fatigue de n’avoir rien fait ».
En 2007, Peter Werder et Philippe Rothlin posent un mot sur le problème : « bore out ». Le
syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui vient alors en miroir du burn out, l’épuisement par trop de travail.
Les conséquences sont identiques : la « souffrance jusqu’à l’état
dépressif grave », comme l’indique Emmanuelle Rogier, psychologue du
travail et membre du réseau national
Souffrance & travail :
« J’ai déjà eu trois cas cette année. Après le rachat de
son entreprise, une comptable a été dépossédée de sa fonction. C’est une
femme consciencieuse, très engagée dans son travail, qui se sent
attaquée. Elle ne vit pas cela comme de l’ennui, mais comme une
mutilation. Elle partait au bureau la boule au ventre, elle a commencé à
perdre du poids, des cheveux… Elle ne dormait plus et a été arrêtée. »
Pour ces patients, il est très difficile de cerner le problème, de se
faire aider, voire même d’en parler à un entourage qui « rêverait
d’être payé à ne rien faire ». La honte et la culpabilité poussent ces
salariés au silence, jusqu’à l’explosion. Emmanuelle Rogier explique :
« La différence entre le burn out et le bore out, c’est
la honte. Avoir beaucoup de travail est dans le vent ! Nous sommes dans
une société qui valorise la suractivité. Celui qui au contraire n’est
pas actif est honteux, il a la sensation de voler son salaire. Il
devient même coupable. »
« Pas assez de travail pour tout le monde »
Fainéant ou trop zélé, râleur ou inadapté, le salarié souffrant
d’ennui est souvent soupçonné de ne pas vouloir entrer dans le moule.
C’est le cas de Zoé Shepard, auteure sous pseudonyme du pamphlet
« Absolument dé-bor-dée » qui racontait en 2010 la vie des fonctionnaires contraints de faire « les 35 heures en un mois ».
Cette attachée territoriale est aujourd’hui au placard, à cheval sur
deux postes, dans deux services de l’administration. Son tort ? Avoir
enfreint le
devoir de réserve
en critiquant le fonctionnement de l’institution et de ses collègues.
Devenir fonctionnaire était pourtant un choix, une volonté « d’être
utile » :
« J’ai eu l’attitude de la studieuse conne qui croit que
si elle bosse dur, elle aura un bon concours, donc un bon travail où
elle fera des trucs intéressants. J’ai passé des concours balaises, j’ai
trimé comme un âne et quand je suis arrivée à la Région, je me suis
dit : tout ça pour ça ! »
A son entrée en fonction en 2007, ses collègues lui disent qu’elle
« travaille trop vite ». Après la remise en question, la jeune femme
réalise rapidement qu’il n’y a en réalité pas assez de travail pour tout
le monde, mais que « les collectivités continuent à embaucher plus que
nécessaire… avec les impôts des citoyens ».
Situations ubuesques
Le profil des personnes souffrant de bayer aux corneilles est souvent
le même : des femmes appartenant au secteur tertiaire, consciencieuses,
impliquées, diplômées du supérieur et sous employées. Un autre élément
apparaît récurrent dans les causes du bore out : l’organisation du
travail, comme l’explique Zoé Shepard :
« Le temps administratif est très long. Pour la mise en
place d’un appel à projets par exemple, il faut passer par tous les
niveaux de l’administration. Or tout le monde est chef ! »
Des inepties administratives, Hélène en a connu aussi. Et souffert.
Assistante sociale dans une unité psychiatrique pour adultes, elle s’est
retrouvée confrontée à des situations ubuesques :
« Nous avions un classeur de premiers rendez-vous.
Personne ne vérifiait si le patient avait déjà vu une assistante sociale
de l’équipe. Certains patients se retrouvaient ainsi avec plusieurs
premiers rendez-vous. »
La première réaction d’Hélène, nouvelle venue dans le service, est de
supprimer les rendez-vous doublons. Problème, la jeune femme se
retrouve avec une charge de travail réduite à néant.
« Au début, on cherche à s’occuper, on prend plus de
temps sur chaque dossier, on se remet en question. Puis je me suis rendu
compte que ça fonctionnait ainsi parce que des salariés tiraient des
avantages de cette situation. »
Que faire dans ce genre de cas ? L’une de ses collègues rentrait chez
elle dormir. Hélène avoue s’être énormément ennuyée, avoir beaucoup lu,
cogité et même regardé Roland-Garros des après-midi entières. Et puis
elle est allée au clash. Critiquer le système pour pouvoir faire
correctement son travail. En vain. L’assistante sociale est restée
quinze mois dans cette structure. Fonctionnaire, elle a eu la chance de
pouvoir se mettre trois mois en disponibilité avant de se lancer dans
une nouvelle aventure professionnelle.
« J’étais épuisée physiquement et moralement. J’avais
besoin, pour trouver sereinement autre chose, de faire un break. Prendre
du temps pour moi et repartir du bon pied. »
Burn out accepté, bore out méprisé
Le 6 décembre dernier dans Le Journal du dimanche, une trentaine de députés de la majorité
s’est prononcée
en faveur de l’intégration du burn out au tableau des maladies
professionnelles. Marie-Françoise Bechtel, députée Mouvement républicain
et citoyen (MRC) de l’Aisne et à l’initiative de la démarche, insiste :
« L’épuisement nerveux commence par un
surinvestissement ; c’est donc un traumatisme lié au travail. Lorsque la
responsabilité de l’employeur est établie, pourquoi ne pas lui faire
payer la maladie et ses conséquences ? »
Les députés espèrent en effet ajouter un amendement à la loi Touraine
et intégrer le burn out à la branche « accidents du travail et maladies
professionnelles » de l’assurance maladie financée à 97% par des
cotisations patronales. Ils étayent leur revendication d’un chiffre
choc : selon
une étude
du cabinet Technologia, plus de 3 millions de personnes en France
seraient « en risque élevé de burn out », soit 12,6% de la population.
Et le bore out dans tout ça ? Marie-Françoise Bechtel avoue ne pas
s’être penchée sur la question, que la délimitation serait bien trop
complexe. Dans « Le bore-out-syndrom »,
un article
publié en 2011 dans La Revue internationale de psychologie et de
gestion des comportements organisationnels, Christian Bourion et
Stéphane Trebucq assurent que « cette maladie honteuse d’un Occident où
il n’y a plus assez de travail » toucherait jusqu’à 30% des salariés.
Ils ajoutent :
« [Notre système] récompense la servilité plus que l’efficacité. »
S’il est toutefois difficile à cerner et à quantifier, l’ennui au
travail est loin d’être un phénomène marginal. En 2005, une étude
américaine d’AOL et
Salary.com
constatait qu’un employé « gaspille » en moyenne deux heures par jour à
traîner ou effectuer des tâches personnelles. En 2009, une étude belge
de Stepstone réalisée sur près de 12 000 salariés considérait qu’entre
21% et 39% d’entre eux n’avaient pas suffisamment de travail pour
remplir leurs journées.
Christian Bourion analyse le phénomène et égrène ces chiffres dans
son article. Mais il botte lui aussi en touche quant à sa
reconnaissance.
Recours pour les travailleurs
Avant la reconnaissance comme maladie professionnelle, quels sont les
recours pour les travailleurs ? Clémence, l’infographiste, a tenté de
parler à son patron. A sa demande de rupture conventionnelle, elle s’est
vue rétorquer un refus catégorique. « Le travail va revenir », selon
son responsable. Mais Clémence perd la main. Elle a donc demandé conseil
à l’inspection du travail ; voici ses options :
- adresser à l’employeur un courrier recommandé dans lequel elle lui
fait comprendre que la situation ne peut se prolonger et que cela porte
atteinte à sa santé.
- Prendre rendez-vous avec le médecin du travail.
-
Porter plainte auprès du tribunal du conseil des prud’hommes et
demander la résolution judiciaire de son contrat de travail, aux torts
de l’employeur.
- Faire constater la situation par l’inspecteur du travail.
Dans la fiction, l’ennui au travail est toujours représenté sous des
traits comiques : le manager dans « The Office » qui passe son temps à
essayer d’amuser la galerie ; Chandler Bing dans « Friends » dont
personne ne sait quel est le job et qu’il finit par quitter. Même « Le
Désert des Tartares », classique de la littérature italienne qui aborde
l’attente et l’ennui avec finesse et profondeur, est un concentré
d’absurdité. Comme si, pour représenter l’ennui il n’y avait que
l’humour et le non-sens. Et pourtant, Dino Buzzati aurait eu
l’idée de ce roman… en tournant en rond au boulot.